Dans une note d’étude intitulée « 2020-2021 : Les recentrages de la diplomatie russe » Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique (FrS), membre du Conseil scientifique de l’Observatoire franco-russe, revient sur les relations entre notamment Moscou et Washington et ses alliés. A en croire le chercheur, la pandémie de COVID-19 n’a pas sensiblement modifié la teneur de la politique extérieure de la russie en 2020-2021 même si celle-ci a cherché à déployer un nouveau type de soft power au travers de son assistance sanitaire et de son offre vaccinale. La crise a plutôt conforté les russes dans leur vision du monde, avec l’idée qu’elle a accentué la tendance à la « déglobalisation » apparue, selon eux, depuis la crise financière de 2009 (que les officiels et les politologues russes s’en réjouissent ou le déplorent), et au retour de la centralité du rôle des États. elle a été l’oc- casion de formuler de nouveaux reproches aux pays occidentaux, accusés de « politiser le thème profondément humanitaire » de la lutte contre la pandémie et de se livrer à une « politique de chantage et d’ultimatums » une référence au maintien des sanctions dont la russie avait demandé la suspen- sion, et aux critiques formulées en Occident sur son aide sanitaire internationale ou sur son vaccin.

Selon Isabelle Facon la période a confirmé l’impasse des relations avec « l’Occident collectif », accentuée par, entre autres, le sort réservé à Alexeï Navalny et la transition présidentielle aux États- Unis, sur fond d’incertitude concernant l’avenir des négociations russo-américaines sur les armements nucléaires et la question de plus en plus pressante de la cyber- sécurité. Alors que la gestion de la tension avec les pays occidentaux semble être devenue, pour longtemps, la « nouvelle normalité », Moscou fait face à une situation plus évolutive dans son voisinage secoué de crises et de conflits, appelant une certaine redéfinition de sa politique régionale, trente ans après la disparition de l’URSS. Dans ce cadre, la Russie, qui cherche toujours les voies de la sortie de stagnation de son économie dans une ambiance politique sur laquelle pèse la question de la transition post-Poutine, semble vouloir doser pragmatiquement ses efforts.


UNE APPROCHE DISSOCIÉE POUR « L’OCCIDENT COLLECTIF »


Étonnamment au regard de l’époque pas si lointaine où Moscou portait sur l’Union européenne un regard beaucoup plus détendu que celui dirigé vers les États-Unis et l’OTAN, la Russie donne aujourd’hui le sentiment d’investir beaucoup plus d’énergie (positive et négative) dans ses relations avec les États- Unis, et de ne plus voir l’intérêt de faire des efforts vis-à-vis des Européens, souligne la directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
A l’en croire, les États-Unis : beaucoup à perdre, un peu à gagner La Russie a appréhendé avec scepticisme l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis. Certes, Donald Trump n’était pas parvenu à améliorer les relations avec Moscou comme il l’entendait initialement, celles-ci en arrivant même, de l’avis des politologues russes, « à un état de ruines » à l’issue de son mandat. Il présentait néanmoins l’avantage, vu du Kremlin, de porter des coups réguliers à la solidarité transatlantique, tandis que sa concentration appuyée sur le « défi chinois » ouvrait à la Russie des marges de manœuvre dans son partenariat déséquilibré avec Pékin. Le mandat de Joe Biden a débuté sur une confirmation des mauvais rapports entre Moscou et Washington, avec l’adoption de nouvelles sanctions américaines et
le « test » géopolitique que la Russie a fait subir au nouveau chef de l’État américain, en avril 2021, en renforçant notablement sa pré- sence militaire à la frontière de l’Ukraine et en Crimée, alors que le président Zelensky donnait le sentiment de vouloir profiter de l’élection de celui-ci pour faire évoluer le statu quo sur le Donbass et l’annexion de la Crimée. Dans le même temps, le nouveau président américain a immédiatement accepté la prorogation du traité New Start, promue par Moscou de longue date, et proposé à son homologue russe un sommet, qui a eu lieu dès le mois de juin à Genève. Certes, le chef de l’État russe avait indiqué, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg 2021, qu’il n’attendait aucun changement majeur de cette rencontre.

Cependant, la partie russe espérait certainement une « réparation de la confrontation », pour reprendre la formule de Fiodor Loukianov, c’est-à-dire des relations antagonistes sur bien des enjeux mais stabilisées, reposant sur des principes agréés par les deux parties une « confrontation ordonnée », avec une hiérarchisation des désaccords et une conscience des « lignes rouges » de l’autre, sortant de l’« atmosphère anormale, malsaine et irrationnelle » dans laquelle elles s’étaient embourbées dernièrement. La Russie souhaitait, en fait, trouver les voies d’une « minimisation des risques liés à la rivalité militaro-politique » entre les deux pays en quelque sorte une prolongation, sur le plan politique, de l’effort de déconfliction auquel s’appliquent les états- majors américain et russe en Syrie depuis plusieurs années. La décision prise à Genève de remettre en poste les ambassadeurs et la reconnaissance, dans un succinct communiqué conjoint, de la responsabilité des deux États en matière de stabilité stratégique constituent en elles-mêmes, pour Moscou, une réussite. Ainsi, la Russie a gagné de la rencontre Biden- Poutine non pas une relation moins conflictuelle avec les États-Unis, mais sans doute un potentiel d’interactions moins instables, moins porteuses de risques en termes militaires et de sanctions. De plus, la tenue du sommet et ses résultats apportent à la Russie en tout cas c’est certainement perçu ainsi à Moscou un « plus » en termes d’image, la réinstallant dans une négociation valorisante sur les armements stratégiques et amenant Joe Biden à la qualifier de « grande puissance », dans un contexte international de plus en plus marqué par l’idée d’un duopole américano-chinois, face auquel Moscou craint un déclin de sa visibilité. La teneur du sommet et la réaction pondérée de Washington aux déploiements russes à la frontière ukrainienne ont probablement confirmé les élites de Russie dans leur anticipation d’une politique « plus cohérente, réaliste et prévisible » du nouveau président américain politique dont les ingrédients, estiment-elles, sont absents de celle de l’Union européenne (UE) et de ses États membres.


Isabelle Facon estime que l’« introuvable dialogue » avec l’Union européenne Alors que Moscou semble prête à faire un effort a minima pour conforter ce nouveau cap, qui sera longtemps fragile, elle paraît largement moins enclin à trouver les voies d’un apaisement avec l’Union européenne. Certes, dans un article confié à Die Zeit, le président russe se dit « favorable à la restauration d’un partenariat global avec l’Europe » autour des « nombreux sujets d’intérêt mutuel », sécurité et stabilité stratégique, santé et éducation, numérisation, énergie, culture, science et technologie, problèmes climatiques et environnementaux. Cependant, la Russie, qui ne cache plus son profond agacement envers Bruxelles, n’a pas donné beaucoup de gages de bonne volonté recevant de manière très cavalière Josep Borrell en février 2021. Ce dernier en tirera la conclusion que les autorités russes n’ont « pas voulu saisir l’opportunité d’avoir un dialogue plus constructif avec l’UE » et que « la Russie se déconnecte progressivement de l’Europe ».

De même, Moscou campe sur ses positions concernant les accords de Minsk (en dépit, ou à cause, du conditionnement de la levée des sanctions européennes à leur mise en œuvre). Sur ce dernier sujet, le Kremlin va jusqu’à accuser Bruxelles de complicité avec Kiev, qui chercherait surtout, dans l’analyse de la diplo- matie russe, le maintien des sanctions à l’encontre de Moscou. Ainsi, pour Sergueï Lavrov, « toute la politique de l’Union européenne en direction de la Russie est liée à la réalisation des accords de Minsk [… ] que les dirigeants ukrainiens sabotent ouvertement avec le soutien de l’UE ». D’une certaine manière, la Russie estime, à tort ou à raison, que dans ses relations avec l’UE, elleaàlafoispeuàgagneretpeuà perdre. Quand, dans son article confié à Die Zeit, Vladimir Poutine déplore que les pays européens aient soutenu, certes sans conviction, « le coup d’État » (sic) organisé en Ukraine par les États-Unis (sic) en 2014, il reprend un reproche désormais classique de la Russie à l’Europe sur son incapacité à se poser en acteur stratégique et à prendre ses responsabilités en matière de sécurité européenne, ce qui, dans sa perspective, aurait pu permettre une atténuation de l’influence des États-Unis en Europe et donner à la Russie une place dans l’architecture politique européenne plus conforme à ses attentes. Or, ce que les Russes pensent pouvoir constater, c’est une forte tendance des Européens à l’alignement sur les préférences de Washington, même quand celle-ci se montre peu soucieuse des possibles effets de sa politique sur les intérêts de ses alliés. Moscou a ainsi jugé trop molles les réactions des Européens sur le rejet par l’administration Trump de l’accord sur le nucléaire iranien, de même que sur les sanctions extraterritoriales américaines ou le retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). La Russie digérant assez mal la fin de non-recevoir opposée par les pays membres de l’OTAN à la proposition de Vladimir Poutine relative à l’instauration d’un moratoire sur le déploiement de systèmes FNI en Europe.

Le sentiment que « le “parapluie” américain a conduit à la perte, par les Européens, de leur indépendance » et de leur capacité à agir en fonction de « leurs intérêts fondamentaux propres et paneuropéens » est largement répandu au sein des cercles dirigeants russes. Ceux-ci déduisent de la teneur de la tournée européenne effectuée par Joe Biden avant le sommet de Genève que la discussion sur l’autonomie stratégique de l’Europe va tourner court, et craignent que l’OTAN ne se reconsolide du fait d’un retour à la normale de la position américaine vis-à-vis des Alliés. Du reste, certains politologues russes avaient anticipé que l’élection de Biden dévaluerait l’intérêt, déjà limité à certains États membres de l’UE, d’une réflexion sur le besoin d’améliorer les relations avec la Russie, dont la politique agressive de Trump à l’égard de l’Europe était une des motivations. Moscou continue à miser sur les relations bilatérales avec les États européens qui y sont ouverts et prennent du champ par rapport aux analyses sur la Russie que défend l’UE, à laquelle Sergueï Lavrov se plaît à rappeler qu’elle « n’est pas toute l’Europe ». Mais le Kremlin est irrité par l’impuissance perçue des « grandes puissances » européennes à imposer une réouverture des relations avec la Russie, dont a témoigné le rejet, en juin 2021, de la proposition franco- allemande sur l’organisation d’un sommet avec Moscou, qui s’appuyait visiblement sur le précédent créé par le sommet russo-américain, et faisait écho à l’initiative engagée par Emmanuel Macron en 2017 en vue d’un apaisement des rapports entre la Russie et l’UE. Il est noté, à Moscou, que Joe Biden a rencontré Vladimir Poutine malgré les réserves exprimées par des alliés européens (et beaucoup de personnalités à Washington), ce qui va renforcer la tendance naturelle du Kremlin à s’adresser prioritairement aux États-Unis. En outre, à mesure que la situation politique se durcit à Moscou, les modalités d’action de l’Union en politique étrangère, portées par un modèle normatif, rebutent plus fortement le Kremlin. Les officiels russes dénoncent d’ailleurs volontiers, à l’instar de Sergueï Lavrov à l’occasion de la conférence sur les relations UE-Russie, les « ingérences » dont feraient l’objet la Russie et les États qui lui sont alliés. Vu de Moscou, il y a matière à accuser l’UE de telles ingérences, le seuil de tolérance n’étant, il est vrai, pas placé très haut.

En juin 2021, le Conseil européen, suite à une réunion sur les affaires extérieures, a condamné les « limitations des libertés fondamentales en Russie et la réduction de l’espace pour la société civile », appelé à « une réponse ferme et coordonnée de l’UE et de ses États membres à toute activité nocive, illégale et perturbatrice de la Russie » et invité la Commission et Josep Borrell à « présenter des options pour des mesures restrictives supplémentaires, dont des sanctions économiques » ainsi que « des conditionnalités et des leviers » à utiliser dans le cadre de l’« engagement sélectif » vis-à-vis de la Russie. DakarTimes