Salman Rushdie a été poignardé vendredi 12 août aux États-Unis. L’auteur des Versets sataniques, cible depuis plus de trente ans d’une fatwa de l’Iran, a été placé sous respirateur. Christian Salmon, écrivain français, est un proche de Salman Rushdie. Ensemble en 1993, ils ont créé Le Parlement des écrivains, une organisation internationale défense des écrivains aujourd’hui dissoute. 

D’après des témoignages à travers un entretien avec Christian Salmon sur RFI. 

Christian Salmon : On n’en sait pas plus que ce qu’a communiqué son agent Wylie, c’est-à-dire qu’il risque de perdre un œil, il est sous assistance respiratoire, son foie est atteint, donc il est grièvement blessé. Je crois comprendre d’après ce que je lis- que sa survie n’est pas menacée, c’est énorme. Cet attentat, cette agression au couteau, m’a rappelé une scène que nous avons vécue ensemble avec Salman, nous étions côte à côte dans l’opéra de Strasbourg pour une grande réunion du Parlement des écrivains, le GIGN avait envahi l’opéra, était partout pour sa protection. Et nous avions diffusé un message de Naguib Mahfouz qui était lui-même à l’hôpital à cette époque-là, après une agression dans la rue au couteau où il avait été atteint à la gorge (en 1994 NDLR), exactement comme Salman Rushdie. Je me souviens de cette voix qu’il avait envoyée par enregistrement, qu’on avait diffusée, cette voix éraillée, blessée, déchirée par le couteau, elle avait plongé toute l’assistance, et nous tous à la tribune, dans une sidération. Parce qu’au fond, ce n’est pas seulement un attentat contre une personne privée, c’est la voix de l’écrivain qui est agressée, qui est menacée, qui est déchirée.

Comment vous avez réagi en apprenant la nouvelle ?

J’étais et je suis toujours, après une nuit à y penser, sous le choc, parce que vous savez, c’est un cauchemar qui se réalise. Le Parlement des écrivains, créé en 1993 et qui a existé jusqu’en 2005, était une institution qui a regroupé 300 des plus grands écrivains des cinq continents, avec une finalité très concrète, qui n’était pas seulement d’organiser des débats, d’écrire des articles, mais de créer des villes refuges pour tous les écrivains qui étaient menacés dans le monde, sur le modèle de la fatwa contre Rushdie.

C’est quelque chose qu’il faut rappeler en ce moment, Salman Rushdie a voulu transformer cette attaque qui a été menée contre lui en une résistance pour tous les autres écrivains qui étaient peut-être moins connus que lui, et qui étaient soit enfermés dans des geôles en Iran, ou menacés dans la rue comme Tahar Djaout en Algérie, qui a été lui-même assassiné, à travers ce réseau des villes refuges qui a accueilli une centaine d’écrivains pendant toutes ces années. Des écrivains qui étaient menacés dans leur pays, à qui on a offert un appartement, une résidence, une bourse, et puis des facilités d’écriture, de publication. Ce qui est frappant d’ailleurs c’est que… hier… la personne (avec laquelle Salman Rushdie) échangeait est l’un des organisateurs de la ville refuge de Pittsburg aux États-Unis -puisque ces villes refuges sont aussi présentes aux États-Unis, en Amérique latine, et en Europe bien sûr.

Est-ce qu’on aurait pu s’attendre à cette attaque en ce moment précisément ?

Pour parler tout à fait sincèrement, j’ai éprouvé de la colère pour la raison suivante : c’est qu’il y a eu il n’y a pas si longtemps l’attentat contre Charlie Hebdo.Ces attentats au couteau menés par des individus se multiplient, et donc c’était tout à fait prévisible. J’en ai moi-même parlé avec Salman Rushdie à l’époque ; lui, il défendait l’idée que la menace principale, la menace la plus dangereuse, et il avait raison, c’était la menace venant d’un État et de ses services secrets, en l’occurrence d’Iran. Au début de la déclaration de fatwa contre Rushdie, à partir du moment où l’Iran retirait sa fatwa, ça n’a jamais été très clair, il y a eu des allers-retours, on a dit que c’était fini, puis on a repris, on a relancé la fatwa en augmentant la rançon, si j’ose dire, et donc Salman Rushdie me disait : « une fois que cette fatwa étatique sera levée, je serai menacé comme n’importe quelle star de la chanson ». Il disait Madonna à l’époque, et moi je trouvais que c’était un peu dangereux. Là il est agressé, il n’a même pas un garde-du-corps. Quel personnage public aujourd’hui, de la vie politique, de la vie culturelle, n’a pas auprès de lui au moins un garde-du-corps ? Les anciens ministres, les anciens Premiers ministres etc…

D’autant qu’il était censé être sous protection policière. Est-ce qu’il n’était pas assez protégé d’après vous ?

Il n’était plus sous protection policière depuis longtemps, il circulait librement partout, il faisait des conférences partout dans le monde, il n’avait plus aucune protection policière. À New York il vivait comme n’importe quel individu, il sortait dans la rue, il allait au cinéma. Et il y tenait beaucoup, parce que pour lui, le message… c’est de ne pas se laisser terroriser par les terroristes et de continuer à vivre. Salman Rushdie est un homme, contrairement aux caricatures qu’on a véhiculées dans le monde contre lui, extrêmement drôle. Il est drôle dans son écriture, mais aussi drôle dans sa vie, c’est quelqu’un qui fait des blagues en permanence. Je me rappelle un jour, on était dans un ascenseur au Parlement européen, où il rendait visite aux députés. L’ascenseur a eu un incident et s’est bloqué. Nous étions tous les deux dans l’ascenseur entourés par des gardes-du-corps du GIGN, et je lui ai dit en blaguant : « attention maintenant je peux te menacer ». Et il me dit : « ce n’est pas toi qui me fais peur, c’est eux ». Les gens du GIGN se sont marrés. C’est quelqu’un qui aime beaucoup, qui a beaucoup d’humour, de vitalité, et pour lui vivre enfermé, encadré par des gardes-du-corps était vraiment la chose la plus menaçante, c’est-à-dire la chose qui menace la joie de vivre, avoir sa propre vie.